Enseignements d’Ajahn Mun : Un coeur libéré

 

 

Partie 1 : C’est la pratique qui maintient la pureté du Dhamma.

Le Bouddha a dit de son enseignement [le Dhamma] que, s’il est placé dans le cœur d’une personne ordinaire, il sera inévitablement entièrement corrompu (saddhamma-patirupa). Par contre, s’il est placé dans le cœur d’un Etre Noble, il sera inévitablement pur et authentique, il ne pourra plus ni être effacé ni être obscurci.

Par conséquent, tant que nous nous contentons de passer notre temps à étudier la théorie du Dhamma, il ne peut pas nous être utile. Ce n’est que lorsque nous aurons entraîné notre cœur à éliminer ses parasites, ses corruptions (upakkilesa), que nous en bénéficierons pleinement. Et c’est alors seulement que le Dhamma authentique sera maintenu dans sa pureté, sans aucune distorsion ni déviation par rapport à ses principes originels.

Partie 2 : Pour suivre les traces du Bouddha,nous devons bien nous entraîner avant d’entraîner les autres.

… purisadhamma-sarathi sattha deva-manussanam buddho bhagavati.

Le Bouddha a commencé par s’entraîner et se discipliner au point d’atteindre l’Eveil parfait par lui-même, de devenir buddho – celui qui sait – avant de devenir bhagava – celui qui transmet l’enseignement à ceux qui doivent le recevoir. Ce n’est qu’ensuite qu’il est devenu sattha, c’est-à-dire maître et formateur des êtres, humains et divins, dont le niveau de développement les rend qualifiés pour être entraînés. C’est ainsi que « kalyano kittisaddo abbhuggato » : son excellente réputation s’est étendue aux quatre coins du monde – et jusqu’à ce jour encore.

Il en est allé de même pour tous les Nobles Disciples du passé. Ils s’entraînaient et se disciplinaient bien eux-mêmes avant d’aider le Bouddha à transmettre ses enseignements à un public plus large. C’est ainsi que leur excellente réputation s’est étendue, tout comme celle du Bouddha.

Par contre, si quelqu’un transmet les enseignements sans s’être lui-même bien entraîné auparavant, papako saddo hoti : sa mauvaise réputation s’étendra aux quatre coins du monde parce qu’il n’aura pas suivi l’exemple du Bouddha et de tous les Nobles Disciples du passé.

Partie 3 : L’héritage racine, capital de départ pour l’entraînement.

Pourquoi est-ce que les gens sages commencent toujours par namo [trois prosternations pour rendre hommage au Bouddha] avant de réciter les prières, de recevoir les préceptes ou d’accomplir tout autre acte méritoire ? Pourquoi namo n’est-il jamais oublié ou rejeté ? Nous pouvons en déduire que namo doit avoir un sens profond. Si nous regardons ce mot de près, nous voyons qu’il se compose de na qui signifie l’élément eau, et mo qui signifie l’élément terre. Une ligne des Ecritures nous vient alors à l’esprit :

Mata-petika-sambhavo odana-kummasa-paccayo

ce qui signifie : « Quand les éléments générateurs de la mère et du père se combinent, le corps apparaît. Une fois né des entrailles de la mère, il est nourri de riz et de pain, ce qui lui permet de se développer et de grandir. » Na est l’élément mère et mo l’élément père. Quand ces deux éléments se combinent, l’élément feu de la mère réchauffe le mélange jusqu’à ce qu’il devienne ce que l’on appelle kalata : une gouttelette d’huile. C’est à ce stade que la « conscience connective » (patisandhi-viññana) peut se connecter de sorte que l’esprit se relie à l’élément namo. Une fois l’esprit installé, la gouttelette d’huile se développe jusqu’à être une ambuja, une goutte de sang. Celle-ci évolue à son tour et devient ghana, un bâtonnet et puis pesi, un morceau de chair. Ce dernier se développe et prend une forme ressemblant à un lézard avec cinq extensions : deux bras, deux jambes et une tête.

(Quant aux éléments ba, l’air, et dha, le feu, ils n’entrent en jeu que plus tard parce qu’ils ne sont pas ce à quoi l’esprit s’accroche. Si l’esprit lâche la gouttelette d’huile, celle-ci disparaît ou est rejetée, car devenue inutile. Elle ne contient ni air ni feu, de la même manière que, quand une personne meurt, l’air et la chaleur disparaissent du corps. C’est pourquoi nous disons que ces deux éléments sont secondaires. Les facteurs importants sont les deux éléments originels : na-mo.)

Après la naissance de l’enfant, celui-ci est obligé de dépendre de na, sa mère et de mo, son père, pour prendre soin de lui et l’alimenter. Ils le nourrissent de riz et de pain mais aussi en l’éduquant et en lui enseignant le bien sous toutes ses formes. C’est pourquoi il est dit que la mère et le père sont les premiers et les plus importants des maîtres. L’amour et la bienveillance que la mère et le père portent à leurs enfants est incommensurable, incalculable. Ce qu’ils nous donnent – ce corps – est notre tout premier héritage. L’autre forme de richesse, l’argent et l’or, vient de ce corps. Sans ce corps, nous ne pourrions rien faire, ce qui signifie que nous n’aurions rien du tout. C’est la raison pour laquelle ce corps est la racine de tout l’héritage de nos parents, et c’est pourquoi nous disons que les bienfaits de nos parents sont incommensurables et incalculables. Par conséquent, les sages n’oublient jamais leurs parents, ne les négligent jamais.

Nous devons commencer par prendre un corps, ce namo, et c’est après seulement que nous l’inclinons pour nous prosterner et rendre hommage. Traduire namo par « rendre hommage », c’est traduire uniquement le geste, pas la source de ce geste.

Ce même héritage racine est le capital de départ que nous utilisons pour nous entraîner. Nous n’avons donc aucune raison de nous sentir pauvres ou en manque quand il s’agit des ressources nécessaires à la pratique.

Partie 4 : Le fondement racine pour la pratique.

Quand les deux éléments, na-mo, sont mentionnés seuls, ils ne sont ni adéquats ni complets. Nous devons réarranger les voyelles et les consonnes ainsi : retirer le a du n et l’accoler au m ; retirer le o du m et l’accoler au n ; ensuite mettre le ma devant le no. Nous obtenons ainsi mano, le cœur. Maintenant nous avons le corps associé au cœur et c’est assez pour poser le fondement racine de la pratique. Mano, le cœur, est fondamental, c’est le grand pilier. Tout ce que nous faisons ou disons vient du cœur, comme l’a dit le Bouddha :

Mano-pubbangama dhamma
Mano-settha mano-maya

C’est-à-dire : « Tous les dhamma [phénomènes] sont précédés par le cœur, dominés par le cœur, créés par le cœur. » Le Bouddha a formulé tout le Dhamma-Vinaya à partir de ce pilier : le cœur. Alors, quand ses disciples méditent en accord avec le Dhamma et le Vinaya jusqu’à ce que la nature de namo , le corps, leur soit parfaitement claire, ils trouvent mano au point final de la pensée formulée – autrement dit, mano se trouve au-delà de toute formulation.

Toutes les suppositions viennent du cœur et de l’esprit. Nous portons tous notre propre fardeau sous forme de suppositions et de formulations mentales qui suivent le cours de nos débordements (ogha) jusqu’au point où ils engendrent l’ignorance de la réalité des choses (avvija). Et c’est cette ignorance qui crée les états de devenir et de renaissance. Tout cela parce que nous ne sommes pas assez sages pour comprendre ces choses, parce que nous nous y attachons de manière erronée comme si elles étaient nous ou nôtres.

Partie 5 : La cause racine de tout ce qui est dans l’Univers.

Les sept livres de l’Abhidhamma, à l’exception du Patthana, le Livre des Origines, ont une étendue limitée. Par contre, le Patthana est anantanaya, c’est-à-dire illimité dans ce qu’il décrit. Seul un Etre éveillé est capable de le comprendre entièrement. Quand on regarde le texte p?li qui commence par hetu-paccaya, on voit que la cause (hetu), facteur de base originel (paccaya) de tout ce qui existe dans le cosmos, n’est autre que le cœur. Le cœur est la grande cause, ce qui est originel, ce qui est important. En dehors de lui, il n’y a que des conséquences ou des conditions. Les autres facteurs mentionnés dans le Patthana, depuis arammana (le support objectif) jusqu’à aviggata (« pas sans ») ne peuvent servir de facteurs de soutien que parce que la grande cause, le cœur, arrive en premier. Ainsi mano (dont nous avons parlé au point 1), thitibhutam (dont nous parlerons au point 6) et la grande cause dont nous parlons ici, se réfèrent tous à la même chose. Le Bouddha a été en mesure de formuler le Dhamma et le Vinaya, de connaître des choses avec son intuition aux dix pouvoirs, et de comprendre tous les phénomènes connaissables, simplement parce que « la grande cause », le cœur, agissait comme le facteur originel. De ce fait, l’étendue de sa compréhension était illimitée. De la même façon, pour tous les disciples, cette grande cause agissait en tant que facteur originel, et c’est ainsi qu’ils furent en mesure d’avoir la connaissance correspondant aux enseignements du Bouddha. C’est la raison pour laquelle le Vénérable Assaji, le cinquième des cinq ascètes, a donné l’enseignement suivant à Upatissa (le Vénérable Sariputta) :

Ye dhamma hetu-pabhava tesam hetum tathagato
Tesanca yo nirodho ca evam vadi mahasamano

C’est-à-dire : « Tous les dhamma, quels qu’ils soient, apparaissent du fait d’une cause… » Cette grande cause étant le facteur important, le facteur originel, quand le Vénérable Assaji est arrivé à ce point – la grande cause –, comment l’esprit du Vénérable Sariputta aurait-il pu manquer de pénétrer dans le courant du Dhamma puisque, tout dans ce monde, apparaît du fait de la grande cause ? Les dhamma transcendants eux-mêmes sont atteints en passant par la grande cause. Voilà pourquoi il est dit que le Patthana est illimité. Quiconque entraîne le cœur, la grande cause, jusqu’à le rendre clair et éblouissant, est capable de connaître toute chose à l’infini, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Partie 6 : L’instigateur racine du cycle de la mort et de la renaissance.

Thitibhutam avijja-paccaya
Sankhara… upadanam… bhavo… jati…

Chacun d’entre nous, né en tant qu’être humain, a un lieu de naissance ; nous avons des parents et un lieu de naissance. Alors pourquoi le Bouddha a-t-il formulé l’enseignement sur l’enchaînement des causes et des conditions en se basant seulement sur le facteur de l’inattention ? Il n’a pas dit d’où venait ce facteur de l’inattention.

Il faut bien que l’inattention ait elle-même une mère et un père, tout comme nous ; or nous apprenons, par la citation ci-dessus, que thitibutham est sa mère et son père. Thitibhutam se réfère à l’esprit originel. Quand l’esprit originel est imprégné d’ignorance quant à la réalité des choses, apparaît le facteur qui soutiendra l’enchaînement et conditionnera tout le reste : l’inattention. Une fois l’inattention apparue, elle « nourrit » l’apparition des sankhara – les fabrications mentales –, en même temps que l’attachement à ces mêmes sankhara, ce qui engendre des états de devenir et de naissance. En d’autres termes, ces facteurs devront continuer à apparaître et à s’enchaîner sans cesse. On les appelle des « conditions soutiens » parce qu’elles se conditionnent et se soutiennent mutuellement.

L’attention et l’inattention naissent toutes deux de thitibhutam, l’esprit originel. Quand thitibhutam est imprégné d’inattention, il n’a aucune sagesse, il ne voit pas ce conditionnement perpétuel. Par contre, quand il est imprégné d’attention, il a conscience de ces conditionnements et sait ce qu’ils sont. Voilà comment on voit les choses quand on les considère avec une claire vision pénétrante qui mène à l’émergence de la Vérité (vutthana-gamini vipassana).

Pour nous résumer : Thitibhutam est l’instigateur originel du cycle de la mort et de la renaissance. C’est pourquoi on l’appelle « la source des trois » (voir partie 12). Si nous voulons interrompre la succession des morts et des renaissances pour casser la chaîne et faire tout disparaître, nous devons entraîner l’instigateur originel pour qu’il développe l’attention et devienne clairement conscient de tous les phénomènes conditionnants. Il sera alors guéri de son ignorance et n’engendrera plus jamais de facteurs conditionnants. Thitibhutam, l’instigateur originel, cessera de tourner en rond et ce sera la fin de notre errance au long du cycle de la mort et de la renaissance.

Partie 7 : La position suprême : le fondement d’accès à la Voie, aux fruits et au nibbana.

Aggam thanam manussesu maggam satta-visuddhiya

« La position suprême se trouve parmi les êtres humains : c’est la voie de la purification des êtres vivants. » Ce qui peut s’expliquer ainsi : de nos parents, nous avons reçu en héritage namo, ce corps qui a pris une naissance humaine, la plus haute naissance qui soit. Nous sommes des êtres placés dans une position suprême car nous jouissons des trésors de la pensée, de la parole et de l’action. Si nous voulons amasser des trésors externes comme la richesse matérielle, l’argent et l’or, nous le pouvons. Si nous voulons amasser des trésors internes comme les qualités extraordinaires de la Voie, ses fruits et le nibb?na, nous le pouvons aussi. Le Bouddha a formulé le Dhamma et le Vinaya pour nous, êtres humains et non pour les vaches, les chevaux ou les éléphants. Nous, êtres humains, sommes une espèce capable de pratiquer et de s’entraîner pour atteindre la pureté. Nous ne devrions donc pas nous décourager ou nous rabaisser en pensant que nous manquons de valeur ou de potentiel car, en tant qu’êtres humains, nous sommes « capables » : si une chose nous manque, nous pouvons nous la procurer ; si nous avons déjà quelque chose, nous pouvons encore l’améliorer. Comme l’expriment ces lignes du Vessantara Jataka :

Danam deti, silam rakkhati, bhavanam bhavetva, ekacco saggam gacchati,
ekacco mokkham gacchati, nissansayam.

« Ayant travaillé à accumuler de la sagesse en étant charitables, en observant les préceptes et en développant leur esprit selon les enseignements du Bouddha, ceux qui ne travaillent qu’un peu devront aller au paradis, tandis que ceux qui sont déterminés à vraiment faire ce qu’il y a à faire – aidés aussi du potentiel et des perfections qu’ils auront pu développer dans le passé – atteindront le nibb?na sans le moindre doute. »

On ne dit pas des animaux ordinaires qu’ils sont suprêmes parce qu’ils n’ont pas la possibilité d’agir comme les êtres humains. C’est pourquoi il est dit, à juste titre, que les êtres humains sont bien placés, qu’ils sont dans une position suprême, capables d’avancer vers la Voie, ses fruits et le pur nibb?na.

Source : Le Dhamma de la forêt – Traduction de Jeanne Schut